Jean-Luc Bizien - Mikaël Ollivier

 



 

Quand un auteur de polar rencontre un autre auteur de polar, ils ne se racontent pas que des histoires sanglantes, ils parlent aussi musique. Pour Mikaël Ollivier (Quelque chose dans la nuit - éditions Le Passage) et Jean-Luc Bizien (La frontière des Ténèbres - éditions du Toucan), la chose est simple il y a les bons, les très bons, mais aucun n'égale celui qui a été élu plus grand "performer" de l'histoire du Rock'n Roll, Bruce Springsteen. Et quand deux auteurs atteints de "bossmania" aigüe se rencontrent, ça donne ceci ...

Mikaël Ollivier : Ton roman, "L'évangile des ténèbres", débute par une scène de meurtre et de torture d'ailleurs très efficace. Cela fait écho avec une part de mon travail pour mes polars sur laquelle je me pose de nombreuses questions : la violence. En quelques années, le niveau de violence, tant au cinéma qu'en littérature de genre, a augmenté spectaculairement, et des codes qui, il y a une décennie ou deux, appartenaient au genre "horreur" sont maintenant monnaie courante. Personnellement, je sens cette pression de plus en plus fort (je la subis et la nourris en même temps), sans doute par l'accoutumance des lecteurs. La ressens-tu aussi, et comment la vis tu ? Comment abordes-tu la question de la violence quand tu conçois tes histoires ? Un ingrédient indispensable, une architecture pour le roman, un carburant pour ton intrigue, une finalité ?

Jean-Luc Bizien
: La violence est l’une de mes interrogations principales. Spécialement depuis une dizaine d’années – mon arrivée à la capitale, en gros… C’est devenu, au fil des romans, l’une de mes thématiques centrales, mais j’essaie de la mettre au service d’une histoire. Je m’interdis l’étalage dans l’espoir de créer un effet. Je peux décrire une scène très violente, mais elle n’est jamais ni gratuite, ni complaisante. Elle est là pour permettre l’immersion du lecteur dans une réalité, un esprit. Pour l’aider à cerner un personnage ou une situation.
Ce qui me pose question, c’est que la violence est effectivement là, en chacun de nous. C’est une triste vérité, qu’il convient d’accepter pour mieux l’affronter, à mon sens. Le travail  de chaque être consiste à la gérer, à combattre cette animalité qui refait surface. Ce n’est pas un paradoxe, hélas : plus la société se déshumanise et plus l’Homme s’adapte.
Depuis deux décennies, effectivement, les codes ont changé.
Toutes les formes d’expression ont subi une profonde mutation.
Je me souviens que, lorsque j’étais ado, j’écoutais ACDC, c’était la quintessence de la violence musicale… De nos jours, les kangourous électriques sont un honnête groupe de blues pour les gamins passés au metal suédois et consorts.
Idem pour le cinéma et la littérature.
Comment répondre à ce phénomène ? En l’évoquant, je crois. La littérature peut être un moyen d’analyser le phénomène, sans le banaliser. Rien n’est plus fort que le message laissé par un livre que l’on referme : un thriller a pu nous offrir un moment d’évasion, mais il n’est jamais aussi fort que lorsqu’il nous invite à réfléchir, une fois terminée sa lecture.

JLB : Outre que je jalouse ce « parfait titre parfait » et son hommage direct à Bruce Springsteen – les idées géniales s’imposent comme des évidences, et l’on s’étonne toujours de ne pas les avoir eu le premier ! – ton roman est extrêmement cinématographique. On imagine sans peine les plans, au fil des pages. Il est également (sujet et cadre obligent) très musical. Quel est ton rapport à la musique et quelle part occupe-t-elle dans ta vie, comme dans ton travail ?


M.O : La musique a été centrale dans ma vie durant toute ma jeunesse. J’ai fait, à partir du CE1, des études à horaire aménagé musical, et passé un BAC pro musique. Je faisais du piano, du solfège, de la chorale… Des heures et des heures pas jour. Donc une enfance artistique et musicale. Mais exclusivement classique ! Je devais avoir 16 ans quand mon frère aîné a ramené l’album BORN IN THE USA à la maison. Et je suis passé sans transition de Mozart à Springsteen. Je ne connaissais rien à la variété française, rien à la pop anglaise, et j’ai plongé direct dans le rock made in USA. Le choc, dont je ne suis pas encore remis. Ça a été un formidable vent de liberté, musical mais aussi dans le propos, dans les textes, le rapport au monde.
J’écoute toujours beaucoup de classique, l’adore l’opéra. Et si je me suis ouvert à d’autres artistes rock et folk, notamment en explorant les propres goûts de Springsteen, ses inspirations, je suis très exclusif, et ne vais par exemple presque jamais à un concert rock, sauf pour Springsteen ! Lui, je l’ai vue plus que 70 fois sur scène.
Depuis dix-huit ans que j’écris, j’ai toujours eu besoin de silence pour travailler. Parce que je ne sais pas ce qu’est la musique de fond : quand il y a de la musique, je l’écoute vraiment, et elle influe sur mon humeur, et influerait sur mon écriture. Pour la première fois avec QUELQUE CHOSE DANS LA NUIT, j’ai eu besoin de musique, et, bien sûr, de Springsteen. L’album Darkness On The Edge Of Town a été ma B.O. durant toute la rédaction du roman.

M.O : Nous partageons toi et moi, outre celle de la littérature, une passion pour la musique et surtout pour celle de Bruce Springsteen (nous nous croisons autant sur les salons du livre que dans les salles de Jean-Luc Bizien - L'évangile des Ténèbresconcert !). Si Springsteen devait s'inspirer de ton roman pour faire une chanson, comment rêverais-tu qu'il l'intitule ?

JLB :
Merveilleuse et terrible question !
Je ne te cache pas que ça m’a travaillé, depuis que je l’ai lue…
Et je n’ai qu’un début de réponse. D’abord parce que je n’aurais pas l’outrecuidance de trouver un titre pour le patron, qui s’en sort si bien sans moi, ensuite parce que l’évidence s’est imposée : il suffirait d’y glisser le mot DARKNESS – clin d’œil à son plus fabuleux album – pour que mon bonheur soit total.


JLB : Pour continuer sur la piste cinématographique et musicale : Sean Penn s’est inspiré d’une chanson du Boss pour son Indian Runner. Tu le sais aussi bien que moi, la force de Bruce Springsteen c’est de faire naître, en quelques lignes et sur une poignée d’accords, une foule d’images et autant d’idées qui en découlent.
Si tu devais adapter en roman l’une de ses chansons, laquelle choisirais-tu et pour quelles raisons ?

M.O : Pas facile, la tentation serait forte de me lancer à l’attaque des chansons mythiques et épiques de Springsteen. Mais spontanément, ma réponse va vers un titre plus « modeste », auquel je trouve une puissance évocatrice formidable : Highway 29, dans The Ghost Of Tom Joad. Dès la première écoute, cette chanson m’a fasciné par sa simplicité musicale, ses détails si riches en images, le drame inéluctable qui monte. Tout y est, et en même temps, tout est à inventer. La rencontre, l’amour, la route, le passé qui hante mais dont on ne sait rien, la violence qui s’impose comme une malédiction, la culpabilité chevillée au corps, qui poisse… Si je devais en faire un roman, je m’attacherais à respecter scrupuleusement, comme un pont d’envol, tout ce que décrit la chanson pour mieux inventer le non-dit qui est là, assourdissant, comme ces quelques notes de guitares qui tournent en boucle, lancinantes, tout au long du titre. J’en ferais un road movie intimiste.

 


Il n'y a pas que le Boss qui les passionne, il y a aussi la barbe à papa ....


M.O
:
On sait (en tout cas toi et moi et quelques autres fondus) que l'œuvre de Springsteen est très influencée par son éducation catholique. Ton roman, dans sa construction même, et dans son titre, reprend des terminologies religieuses. Evangiles, Au nom du père, du fils, ainsi soit-il... Est-ce seulement un "effet", une "mise en scène" (ce qui n'aurait rien de mal) ou cela est-il le fruit d'une réflexion particulière, une volonté de dire plus, un héritage culturel ?...


Jean-Luc Bizien - La frontière des TénèbresJLB : Ce n’est ni un effet, ni une mise en scène : juste une découverte, que j’ai voulu partager avec le lecteur. J’ai une culture chrétienne et j’ai découvert, en me documentant, ce que la dynastie de dictateurs Nord-Coréens avait fait de certains principes religieux (réincarnation, Trinité, etc.) pour soutenir son délirant discours. Inconsciemment, j’ai construit mon roman comme une quête initiatique. Cette dernière ne m’est apparue qu’à la fin du travail, et les trois parties se sont imposées.
Tout comme le titre, d’ailleurs.

JLB : Ta question sur la violence m’a passionné : je ne m’étais jamais interrogé à ce sujet – c’était une thématique récurrente, mais la démarche relevait presque de l’inconscient. Et toi ? Quel est ton rapport à cette violence omniprésente dans le monde moderne ? Dans quelle mesure tes réflexions influencent-elles ton travail ?

M.O : Écrire la violence m’est une violence. Rien de naturel chez moi. De toute façon, même le genre « polar » ne m’est pas naturel. Spontanément, je vais vers une littérature intimiste, et rien ne m’intéresse plus que de plonger dans les arcanes de la psychologie de mes personnages. Et pourtant, par le hasard des idées qui me sont venues (mais peut-on parler de hasard ?), je suis devenu, entre autre, auteur de polar, et j’ai dû ajouter de l’ampleur à mes écrits, de la mise en scène, du drame et de la violence. Mais c’est pour moi un véritable travail, et un travail sur moi, aussi. Sans doute par peur, j’ai toujours évité la violence dans la vie, déjà dans la cour d’école ! Même la violence verbale m’est étrangère, ce que je regrette parfois car il y a des situations où j’aimerais savoir être plus combatif. Par exemple, je connais peu la colère, ne sais pas me mettre en colère mais je rumine ensuite, et je suis très rancunier, ce que je regrette : une bonne grosse colère vaut mieux qu’une longue rancune. On fait ce qu’on peut… Tout ça pour dire ma difficulté à faire entrer la violence dans mes romans alors qu’elle est nécessaire si j’ai l’ambition que mes histoires soient le reflet de mon observation du monde. De plus, j’ai une écriture visuelle (parce que je visualise ce que je vais écrire) et plutôt méticuleuse ; j’essaye toujours d’être au plus près de la vérité, sans artifices (je fuis la métaphore), autant dans la description des méandres de la psychologie de mes protagonistes que pour les scènes signifiantes. C’est ainsi que je me retrouve à me faire violence et écrivant, par le menu, des scènes de violence, sans ellipse, sans métaphore, et m’attachant toujours à décrire ce que ressentent mes protagonistes, et surtout les victimes. Je pense en écrivant cela à la scène la plus dure de QUELQUE CHOSE DANS LA NUIT, où l’un des personnages se fait massacrer à coup de barre à mine. Et je suis avec lui, avec sa terreur, sa souffrance, son incompréhension. Son martyre. Parce que si cette scène ne dit pas l’horreur et la peur sans détour (et donc l’humain), elle est artificielle, elle n’est qu’un élément du décor, sorte de figure imposée, ou exercice de style, ce à quoi je me refuse. Cette scène doit être insoutenable ou ne doit pas être.
J’ai eu besoin, pour l’écrire, et finalement pour chaque scène de meurtre du roman, de l’appuie de la musique. Si, dans mon intrigue, la chanson Something In The Night annonce chaque mise à mort, je l’ai écoutée en boucle pour m’aider dans la rédaction de chacune de ces scènes.

 


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