Philip Le Roy

 

 
 
 
Philip Le Roy - Le neuvième naufragé
 
 
 



Bonjour Philip Le Roy que s’est-il passé dans votre vie professionnelle depuis notre dernière interview (avril 2018) ?
Philip Le Roy - Qui veut gagner le Paradis ?       En tant qu’auteur, j’ai pris de la distance avec le monde du polar. Trop de publications, trop de textes convenus noyant dans la masse les bons romans, trop de petites mafias aussi. Cependant, en tant que juré du Grand Prix de Littérature Policière, je reste un gros lecteur du genre.
Professionnellement, j’ai donc développé deux séries de SF et écrit trois romans horrifiques, un genre que j’affectionne depuis l’enfance et qui touche un lectorat plus jeune. J’ai publié Dans la maison (Rageot, 2019) dont le succès critique et public (traductions à l’étranger, récompenses littéraires) m’a encouragé à poursuivre dans cette voie avec 1,2,3, nous irons au bois  (Rageot, 2020) et prochainement Fais de beaux rêves… Des romans qui me fournissent l’occasion d’échanger avec des collégiens et des lycéens (à partir de 14 ans quand même) sur la littérature et le cinéma d’épouvante.   
Je portais également depuis plusieurs années une somme de nouvelles. Une œuvre hors normes qui ne correspond à rien de ce qui a été publié jusqu’à présent. Difficile de proposer ça au milieu très conventionnel et marqueté de l’édition littéraire française qui est en outre réticent au genre. J’ai finalement trouvé Cosmopolis qui a accepté de publier ces nouvelles intégralement et dans de bonnes conditions.  


Votre nouveau roman Qui veut gagner le paradis ? (avril 2021 - éditions Cosmopolis) vient donc de sortir, pourriez-vous nous le présenter ?
     Des vies ordinaires basculent de façon dramatique là où ne s’y attend pas. Ces moments intenses, j’ai voulu les saisir sous forme de nouvelles où chaque chute est un choc. Puis je les ai assemblées comme les pièces d’un puzzle révélant peu à peu une image pré-apocalyptique de notre monde. Soit au total, 42 nouvelles noires et violentes sauf une qui donne son nom au recueil.


Comment est né ce recueil de 42 nouvelles ?

     Dès qu’on sort de chez soi ou qu’on se connecte au monde, on est soumis à des stress. On est vite amené à péter les plombs, comme dans ce film à sketch incroyable Les nouveaux sauvages. En réaction, pendant 20 ans, je me suis défoulé sur les absurdités de nos sociétés et les vilenies du genre humain. En gros, j’ai donné libre cours à ma misanthropie. En espérant aussi défouler quelques lecteurs. Un jour j’ai eu l’idée de grouper toutes ces nouvelles qui finalement tentent toutes de répondre aux deux questions fondamentales que se pose Philip K Dick tout au long de son œuvre : qu’est-ce que le réel et qu’est-ce que l’humain ?
 

Comment avez-vous abordé l'écriture de ces nouvelles par rapport à un roman ?
     Comparer l’écriture des nouvelles à celle d’un roman c’est un peu comme comparer l’écriture d’une série télévisée d’anthologie où chaque épisode est bouclé à celle d’un long métrage. D’ailleurs, en parlant de série, Qui veut gagner le paradis ? évoque un peu l’ambiance de Black Mirror, l’humour en plus. Dans chaque histoire, les protagonistes sont ordinaires, les situations sont familières mais elles vont être poussées à l’extrême jusqu’à la monstruosité. Mais tandis que Black Mirror s’attaque au côté obscur de la technologie, Qui veut gagner le paradis ? vise le côté obscur de l’être humain.


Vous dites « La difficulté d’une nouvelle tient dans sa brièveté et dans sa densité »

Comment, en quelques pages, voir quelques mots gérez-vous ces éléments ?
     J’aborde chaque nouvelle à la manière d’un orpailleur. Quand je tombe sur un bon filon, je sors mon tamis et je filtre les impuretés jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les paillettes d’or. Ainsi j’élimine tous les mots inutiles et ne garde que ce qui a de la valeur à mes yeux. Ma formation de publicitaire qui m’a appris à aller à l’essentiel et ma lassitude de lire des histoires délayées sur 500 pages, ont grandement contribué à mon affection pour ce genre prisé par les plus grands écrivains. Comme le disait Philip K. Dick, ouvrez n’importe quel roman au hasard et le plus souvent vous tomberez sur un passage ennuyeux ou peu important pour l’histoire. Vous n’avez pas ça dans une nouvelle. J’invite d’ailleurs tout le monde à lire ou à relire non seulement les nouvelles de Philip K. Dick, mais aussi celles de H. P. Lovecraft, Edgar Allan Poe, Ray Bradbury, Arthur C. Clarke, Neil Gaiman, Stephen King, Henry James, Clive Barker, Daphné du Maurier, Dino Buzzati, Vladimir Nabokov, Prosper Mérimée, Anton Tchekhov, Edogawa Ranpo, Guy de Maupassant, Stefan Zweig…


Quelle est la nouvelle qui a été la plus complexe à écrire et pourquoi ?
     La plus courte. Et la plus longue.
Dans La plus courte histoire courte du monde je voulais battre le record d’Hemingway en réduisant à quatre mots une nouvelle qui contenait deux personnages, un mobile sérieux, un enjeu fort et une chute inattendue !
Dans La déesse cannibale je souhaitais une nouvelle qui soit un véritable récit d’aventures avec de multiples rebondissements, une vingtaine de protagonistes et des dizaines de figurants, se déroulant sur deux continents, à plusieurs époques, une histoire où il se passe plus de choses que dans un roman ordinaire. J’ai réussi à écrire tout ça en moins de trente pages.


Si vous deviez n'en conseiller qu'une ou deux (parce qu'on est gentils) quelles seraient-elles  et pourquoi ?
     Je conseillerais la plus lumineuse, celle qui donne son nom et son sens au recueil. J’aime les quatre protagonistes de cette nouvelle. Ils me redonnent un peu confiance dans le genre humain. Car la noirceur de toutes les autres histoires n’est là que pour révéler la lumière de celle-ci. Comme la chambre noire d’un photographe. Au fond, c’est la lumière le véritable sujet du livre.  


Quels sont vos projets ?
     Mon projet le plus concret est mon prochain thriller psychologique horrifique chez Rageot prévu pour  le 15 septembre : Fais de beaux rêves…
Parmi les projets à plus long terme, il y a une série de SF paranormale et l’adaptation cinématographique de Dans la maison.


Merci Philip Le Roy, nous vous laissons le mot de la fin.
     J’ai envie de conclure cette interview par une fin inattendue. Tiens, je vous offre une nouvelle. Tirée d’une histoire vraie, je l’ai écrite en 2013 en soutien à Eric Sommer, injustement emprisonné sur l’île de Sainte Lucie... Elle ne figure pas dans Qui veut gagner le paradis ? car je voulais me limiter à 42 nouvelles, un nombre sacré pour les amateurs de Science-Fiction, les mathématiciens et les geeks. Je gardais donc Le rasta blanc pour un prochain recueil. Mais pour remercier Plume Libre, en particulier Delphine et Stéphane qui me suivent depuis 2006 et qui m’ont proposé les premiers une interview sur Qui veut gagner le paradis ?,  je vous en donne la primeur.


LE RASTA BLANC
©Philip Le Roy

Il était une fois, dans l’un des seize royaumes enchantés du Commonwealth, un Rasta Blanc. Aucun des touristes émerveillés qui débarquaient chaque jour par paquebots géants sur l’île paradisiaque de Sainte-Lucie, ne se doutait de l’existence du Rasta Blanc, enfermé depuis 11 mois dans un cachot bondé, noir et méphitique de la prison centrale.
Le Rasta Blanc fut conduit pour la huitième fois à la high court devant le juge Freddy Wilson pour que la date de son procès soit enfin fixée. Il était accompagné par son nouvel avocat, Tony Wilson. Le précédent, Kenny Wilson, avait extorqué 25 000 euros au père du Rasta Blanc venu de France avec les économies d’une vie. Le pauvre homme ignorait alors que le seul moyen de libérer son fils était de connaître un notable du royaume. Maître Wilson, ayant été surpris en train de tirer sur deux personnes dans un night-club, fut remplacé à la défense par maître Wilson. Cela fut facile, car outre le fait que tout le monde s’appelait Wilson, l’avocat était avec la banane et le crack, l’une des spécialités de l’île.
Le juge Wilson regarda sa montre. Il lui tardait de quitter cette étuve pour s’étaler au bord de sa piscine avec sa pipe à crack et une Piton glacée.
- Nous avons toutes les pièces, se flatta l’avocat.
Le juge ouvrit le dossier en louchant sur la greffière au décolleté plus plongeant que l’Anse Falaise.
Le Rasta Blanc était un baroudeur français, un de ces hommes libres menacés d’extinction comme le sont les loups et les tigres privés de l’espace qui leur est nécessaire pour appliquer leur liberté au quotidien. Il voguait depuis 20 ans sur le Protinus, un chalutier qu’il avait transformé en voilier, en compagnie d’Idéfix son chien sud-africain. Le 12 mai de l’année passée, il trouva sur le pont de son bateau Max Wilson, un trafiquant local en maillot de bain. Le temps de comprendre que l’intrus n’était pas là pour lui mettre un collier de fleurs autour du cou, le Rasta Blanc renvoya l’olibrius mal intentionné d’où il venait. C’est-à-dire à l’eau. Max Wilson repartit à la nage. Aussi bon nageur qu’honnête citoyen, il regagna la terre ferme avec difficulté et décéda sur le rivage. Le Rasta Blanc fut aussitôt arrêté, placé en garde à vue pendant 5 jours dans un couloir du commissariat, accusé de meurtre et incarcéré à la prison centrale où il attendit son procès.
Plus excité par la poitrine de la greffière qui dégoulinait sous la chaleur que par les faits relatés dans le dossier poisseux qu’il avait sous les yeux, le juge Wilson se grattait l’enjambe.
- Cela fait sept fois que la date de l’audience est reportée, argua l’avocat.
- Quelqu’un peut-il ouvrir la porte du fond ? se plaignit le juge. Cette salle est un sauna.
Il nageait dans son jus au point de risquer la noyade à l’instar de Max Wilson. Le juge tira sur son col. Une odeur âcre de transpiration remonta sous ses narines. Il fixa le Rasta Blanc qui ne disait rien et se demanda comment cet étranger pouvait supporter d’être enfermé par une telle canicule avec six taulards dans une cellule conçue pour quatre. Les viols et les passages à tabac devaient sûrement le sortir de son flegme arrogant. Le juge referma le dossier avec lequel il s’éventa.
- C’est tout ? demanda-t-il à l’avocat.
- Monsieur le juge, mon client n’est pas un assassin. Il vit hors de notre société qui est allée lui chercher des noises sur son bateau.  
- Notre système judiciaire doit permettre de châtier tous les hors-la-loi.
- Mon client ne demande que d’avoir un procès équitable.
- Agent Wilson, ouvrez donc ces fenêtres, on crève ! lança le juge au policier en faction, avant de vider le verre d’eau tiède posé devant lui.
- Que manque-t-il cette fois ? se découragea l’avocat.
- Des glaçons.
- Hein ? Quoi ?   
- Il n’y a pas lieu de s’énerver. Si le prévenu est coupable, il est très bien là où il est. S’il ne l’est pas, au moins il ne pervertit pas les innocents qu’on aurait mis sous les verrous par mégarde.
- En vertu de l’Habeas Corpus, mon client ne peut être emprisonné sans jugement.
- Vous ne cessez de répéter qu’il n’a rien fait. Sur quoi voulez-vous qu’on le juge ? Dites-nous le et cessez de me faire perdre mon temps. L’audience est reportée au 28 Juin.  
Le Rasta Blanc réintégra le trou noir dans lequel la société voulait le voir. À travers les barreaux de la petite fenêtre, il vit le paquebot de croisière prendre le large. Sur le pont du navire, les passagers agglutinés le long du bastingage photographiaient une dernière fois ce coin de paradis qu’ils quittaient à regret. Le Rasta Blanc, lui, continua de rêver d’étoiles et d’océan sans que les touristes conquis par Sainte-Lucie ne se doutassent de son existence.

Après un procès reporté 35 fois et quatre ans passés dans une geôle sordide de Sainte-Lucie, Eric Sommer a été libéré en mars 2016. Un an plus tard, il est allé chercher son bateau qu’il a ramené parmi les siens au large de la Salis à Antibes.

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