Pierre Bordage

 





 Novembre 2007

 





Qu'est-ce qui vous a poussé à vous mettre à l'écriture ? Quel a été le facteur déclenchant ?

    Le facteur déclenchant, conscient du moins, a été un atelier d'écriture lors de ma première année d'université (fac de Lettres de Nantes), en 1973. Grâce à cet atelier, j'ai redécouvert le plaisir de raconter des histoires. À l'école primaire, j'adorais l'exercice de la rédaction quand il me permettait de raconter des histoires. Plaisir perdu par la suite quand l'écrit devient analytique, intellectuel. Le professeur de l'atelier, béni soit-il, nous demandait d'écrire ce qui nous passait par la tête, un exercice qui fait sauter le bouchon scolaire et redécouvrir le plaisir de jouer avec les mots.

Comment s'est passée la recherche de la maison d'éditions qui vous a édité pour la première fois ? Parcours du combattant ou bien simple ballade ?

   Ce ne fut pas vraiment un parcours du combattant, mais ce fut long, très long, puisque j'ai écrit les Guerriers du Silence en 1985 et 86, et qu'il a été publié en 1993. Le manuscrit a donc fait quelques allers et retours chez les éditeurs avant d'être accepté. Un peu découragé, j'ai découvert l'Atalante à la fin de l'année 1992, et la série d'Alvin le Faiseur. Moi qui suis un lecteur fidèle d'Orson Scott Card, j'ai ouvert le livre et vu que le traducteur était Patrick Couton, mon ancien prof de musique à Nantes, je l'ai contacté, et voici comment le manuscrit s'est retrouvé à l'Atalante, qui a décidé de le publier. Patience et longueur de temps, donc... Parallèlement, les démarches entreprises avec les Presses de la Cité (Vaugirard) ont abouti et je me suis  retrouvé d'un coup avec une pléthore de livres à écrire, la série Rohel et les tomes 2 et 3 des Guerriers du Silence. J'ai alors tenté l'expérience de me consacrer entièrement à l'écriture et, depuis, c'est devenu ma seule activité.


 

Comment passe t-on du statut de simple quidam à celui de superstar de science-fiction en l'espace d'une trilogie ? Vous attendiez-vous à un tel succès ?

     Je ne m'attendais à rien tout en espérant, dans un coin de ma tête, pouvoir me consacrer à l'écriture. Je ne suis pas une star de la SF, selon votre expression, seulement un auteur qui parvient à vivre de sa plume, ce qui est déjà extraordinaire. Quant au succès, on ne peut pas le programmer, seulement l'espérer.

 

Quand avez-vous réalisé que vous pourriez vivre de votre plume ?

     Au bout d'une année, après avoir écrit 3 Rohel et Terra Mater, j'ai pris conscience que je pouvais envisager de vivre de ma plume.  C'est un métier aléatoire, évidemment, mais j'ai toujours tenu, et, les livres s'ajoutant les uns aux autres, mes conditions de vie se sont peu à peu améliorées, J'ai pu compter, lors de cette période, sur le soutien inconditionnel de ma femme. Nous avions (et nous avons toujours) deux enfants, et ce n'était pas évident de prendre ce genre de décision.

 

Vous avez un rythme de parution relativement élevé. Pouvez-vous nous éclairer un peu plus sur vos méthodes de travail ? Travaillez-vous avec des horaires fixes (tel que fait Maxime Chattam, par exemple) ou bien seulement quand le démon de l'écriture vous prend à l'instar de Daniel Pennac ?

     Je travaille avec des horaires fixes, de 8.30 à 18/19 heures chaque jour. Si j'attendais l'inspiration, je ne ferais rien, ou presque. Le roman est un travail de construction, et j'ai constaté qu'un certain nombre d'heures de travail aboutissait à un certain nombre de pages, c'est quasi mathématique. Je ne crois pas du tout, mais absolument pas, à l'inspiration dans le domaine du roman, sauf pour l'idée de départ. Les journées sont plus ou moins productives, certes, mais la régularité est la clef.

 

Une journée type de Pierre Bordage quand il écrit ?

     Je m'installe à mon bureau vers 8 heures 30, travaille jusqu'à midi et demie, m'arrête pour déjeuner, essaie de faire une promenade digestive aux bords de la Sèvre, puis me remets au travail vers 14 heures et ce, jusqu'à 18.30.

 

Quel est le point de départ de vos romans en général ? Un personnage, un contexte sociopolitique ou bien une trame directrice ? Autrement dit, quel est votre inspiration initiale du roman ?

     Elle varie selon les romans. Parfois je pars avec une envie d'explorer le monde à travers les yeux d'un personnage (Abzalon) ; parfois j'ai envie d'illustrer une vision globale (Wang) et me base plutôt sur une situation de départ ; parfois encore, c'est un thème que je cherche à développer (le monde des chimères avec les Fables de l'Humpur). Parfois le roman me vient dans une vision globale, parfois je n'ai que le point de départ, un petit bout de fil que je tire jusqu'à dévider toute la pelote. C'est très variable. 

 

Avez-vous une idée précise du déroulement de l'intrigue lorsque vous écrivez ou bien vous laissez-vous guider par votre plume ? Comment procédez-vous lors de l'écriture à proprement parler ?

  En général, je n'ai pas d'idée précise de l'intrigue, une vague direction,  et encore. Alors, effectivement, je me laisse guider par l'écriture. C'est elle qui structure le récit, elle qui me porte. J'essaie de faire confiance à ce qui arrive, de réduire au silence cet incorrigible bavard qu'est le mental, plus gênant qu'utile. Je fonctionne beaucoup à l'intuition, estimant que l'inconscient est un meilleur organisateur que le conscient. Evidemment, je perds parfois confiance, je juge et je me pose des questions, mais j'ai constaté que le livre avait sa propre logique, et que lui imposer ma volonté ne réussirait qu'à le défigurer.

 

Des conseils pour les écrivains en herbe qui nous lisent (et je sais qu'ils sont nombreux) ?

     Un seul conseil : aller jusqu'au bout du voyage sans tenir compte de ses propres jugements, se laisser porter par le flot, aussi loin que possible.

 

Porteurs d'âme reprend le même type de narration que vous avez utilisé pour une partie de la Trilogie des Prophéties, à savoir une histoire avec plusieurs points de vue. Or, pour vos ouvrages de science-fiction (Wang, Les derniers hommes), vous parlez plus d'un destin unique. Est-ce que le genre dans lequel vous écrivez peut vous dicter le mode de narration ? Comment écrit-on suivant plusieurs points de vue ? Chaque personnage séparément ou bien écrivez-vous simultanément leurs évolutions ?

Non, le genre ne dicte pas le mode de narration, chaque livre est une aventure unique et a sa propre logique. Par exemple, dans les Guerriers du Silence, on suit une multitude de personnages. Ou dans l'Ange de l'Abîme on suit des personnages qui n'apparaissent que pour un chapitre et dont les bribes de vie s'enchaînent les unes aux autres. Je n'écris pas chaque personnage séparément, je me déplace avec eux sur la ligne du temps, ce qui m'oblige parfois à de savantes contorsions pour rattraper leur cohérence spatiotemporelle. En général, j'écris de façon purement chronologique, je découvre ainsi l'histoire telle qu'elle sera proposée, dans sa continuité, au lecteur.

 

Vous vous essayez avec Porteurs d'âmes au mélange des genres avec notamment une partie polar, comment avez-vous appréhendé ce genre ultra-codifié ?

   ­Avec une totale inconscience :-) Je n'ai pas eu le sentiment de fabriquer un polar selon des codes précis, il se trouve qu'un de mes personnages était flic et que je l'ai suivi dans ses évolutions. Je n'ai pas eu non plus l'intention de mêler les genres, encore une fois, c'est la logique du roman qui a prévalu, je me suis adapté à ce qu'elle exigeait. C'est après coup que je me suis dit, et que mon éditrice m'a dit, que l'ensemble formait un thriller, un mélange d'anticipation, de polar et de roman d'amour (mon côté terriblement sentimental, je suppose). Je n'ai eu aucune idée préconçue, j'ai avancé dans le roman en essayant de coller au plus près les personnages. Reste que j'ai été ravi d'expérimenter le personnage d'Edmé, mon premier flic et que ça m'a donné d'autres envies, d'autres idées.

 

Vous y décrivez un monde proche du nôtre mais où tout semble basculer du mauvais coté. Une version exacerbée de notre monde actuel. Pensez-vous que la situation politique, humanitaire et écologique de notre monde ne peut qu'empirer ? Etes-vous un vrai pessimiste ou bien un optimiste qui prêche le faux ?

    Deuxième cas de figure : Je suis un incurable optimiste. Je pense toujours que les choses peuvent d'arranger, malgré les aspects sombres de notre monde. Je vais vous faire une confidence : je n'écrirais pas, probablement, si je n'avais pas le secret espoir de changer quelque chose dans le monde, au niveau infinitésimal, hein, je ne suis pas à ce point mégalo. Alors j'abats mes cartes d'auteur d'anticipation, je grossis le trait pour essayer de provoquer une prise de conscience, ce qui est, à mon avis, l'un des deux rôles majeurs de la SF, l'autre étant d'émerveiller, d'inviter à de merveilleux voyages. Sans compter les interrogations de type métaphysique sur la nature de l'homme et son rôle dans la création. Comme vous dites, je prêche un peu le faux, ou le vrai exagéré, pour exorciser mes craintes.

 

Dans vos romans, le pire semble venir du genre humain dans sa volonté de s'autodétruire mais, paradoxalement, les sentiments les plus purs émanent de vos personnages. L'Homme est-il, selon vous, son propre prédateur ainsi que son propre sauveur ?

    oui, sans nul doute. Nous avons les deux aspects en nous. Prédateur, sauveur, Hitler et Gandhi, le Christ et le diable. Sans entrer dans une profonde réflexion philosophique, je pense que l'homme est trop souvent victime de ses illusions, au sens de la Maya hindoue, c'est à dire qu'il se laisse leurrer par  ses sens, par son identification au monde des phénomènes, et qu'il en oublie sa part la plus profonde, la plus « pure » (je me méfie de cette notion, entachée de vieux relents eugénistes), disons alors la moins changeante, la plus immuable. Cette volonté de se détruire me semble liée à la sensation d'être prisonnier de l'espace temps, d'être périssable, éphémère, et la seule façon de se sauver est, toujours à mon avis, de dégager la part d'éternel (et pas immortel, ce vieux rêve qui mène  toutes les catastrophes) en chacun, éternel voulant dire être à chaque instant attentif, conscient du présent, de l'être, du changeant. La seule permanence est le changement. Dès qu'on fige les choses, dès qu'on entre dans un système de dogmes, de lois, de protection, dès qu'on essaie d'arrêter le temps, on ouvre la porte à la destruction. Paradoxalement, il faut accepter l'idée du cycle, de la mort, pour cesser de se détruire. Il me semble que le pire vient du fait que nous poursuivons une chimère et que, par contrecoup, nous sommes incapables de regarder le présent. C'est la différence entre l'avoir et l'être, l'avoir étant le prédateur, l'être le sauveur. 

 

Léonie porte en elle l'âme de Cyrian mais paradoxalement c'est Edmé qui semble le plus habité par son amour pour Sylvaine. Vous voyez souvent l'amour comme ultime rempart à la sauvagerie humaine. Est-ce selon vous, la réponse que l'Homme attend ?

    Que oui ! L'amour, ultime rempart. All you need is love, chantait Lennon. Mais un amour sincère, universel, lavé de ses  scories possessives. Je voulais vraiment illustrer cette idée avec Edmé et Sylvaine. On me le reproche ici et là d'ailleurs, en m'accusant de jouer avec les vieilles ficelles de l'amour pour attirer un plus large public, mais il s'agit seulement de montrer que l'amour, et lui seul sans doute, même maladroit, même entaché des vieilles blessures, peut pousser un homme vieillissant, renonçant, à se remettre à vivre. À brûler. Quoi de plus beau ? Quoi de plus beau que l'amour d'une mère pour son enfant ? Si l'humanité crève, c'est du manque d'amour. Aimez vous les uns les autres, a dit le Christ. Qu'est-ce que la religion chrétienne a fait de cette extraordinaire parole ?

 

 
Que diriez-vous à un futur lecteur pour lui donner envie de se plonger dans Porteurs d'âmes ?

    ­Aïe, je ne suis pas doué pour faire la promo de mes livres. Je l'invite seulement dans un monde qui risque de le surprendre, de l'émerveiller, de l'intriguer, de le rebuter, de le déstabiliser, de le faire passer par toutes les émotions, les sensations, de le captiver (j'espère...) et enfin, de changer un peu, un tout petit peu, son regard sur le monde.

 

Comment voyez-vous la montée en puissance de la littérature de genre (polar et science-fiction notamment) par rapport à la littérature "classique" ?

    Ce sont des littératures qui gardent un principe essentiel : raconter des histoires. Ce que refuse un peu la littérature classique, méfiante de l'imaginaire et coincée dans ses  préoccupations esthétiques. Je crois que les lecteurs ont plus que jamais besoin d'histoires, qui, finalement, déterrent l'universel sous couvert de fiction tandis que l'autofiction, sous couvert de vérité, renvoie immanquablement au culte du je, de l'individu, au morcellement.

 

Quel regard portez-vous sur la littérature de genre française ? Que peut-il manquer à cette littérature de genre pour littéralement "exploser" ?

   Du talent peut-être... il faut aussi que les auteurs acceptent de se remettre en cause et aient une vraie volonté d'atteindre à l'universel, pas seulement de faire joujou avec les codes des genres. Et puis elle a déjà explosé : quoi qu'on pense de B. Werber, il est un des meilleurs vendeurs de livres en France tout en s'inscrivant dans un genre. Lui il a su poser des passerelles pour les lecteurs non habitués au genre, à nous d'en faire autant, sans pour autant sacrifier la qualité des textes.  


 

Vous vous partagez entre deux maisons d'édition (L'Atalante et le Diable Vauvert) aux caractères bien différents mais avec la même volonté de sortir des sentiers battus. Comment se fait le choix ? Le genre du livre dicte-il forcément ce choix ?

   Tout a été affaire de circonstances. À l'Atalante, mon éditeur historique, je réserve la part la plus purement imaginaire, space opera, fantaisie historique, etc ; au Diable (et avant lui, J'ai Lu, Marion Mazauric, la créatrice du Diable, étant une ancienne de chez J'ai Lu qui avait publié les Derniers Hommes, les Fables de l'Humpur et Atlantis...), je propose une lecture plus contemporaine, et donc un autre rapport à l'écriture. C'est un plaisir en tout cas que de travailler avec deux éditeurs indépendants, qui, chacun à leur manière, aiment le livres et les genres qu'ils publient.

 

Pensez-vous pouvoir publier dans d'autres maisons d'édition que celles-là ? Quelles sont vos relations avec ces maisons d'éditions ?

    C'est déjà arrivé, Mango, Flammarion, et les expériences ont été plus ou moins convaincantes, enrichissantes en tout cas. Mes relations sont toujours cordiales avec les éditeurs, même s'il y a entre nous des points de désaccord — chose tout à fait normale entre des adultes qui travaillent ensemble. 


Avez-vous des influences littéraires ?

    Pas revendiquées. Pour moi, un livre réussi est un livre que j'ai pris du plaisir à lire pour une raison ou une autre. Les modes de narration sont tellement différents entre deux romans que je ne pourrais pas me réclamer de l'un ou de l'autre. Disons cependant que j'ai probablement été influencé par les écrivains de l'âge d'or de la SF américaine.

 

Êtes-vous un "gros" lecteur ? Est-il facile quand on est écrivain de se détacher de la mécanique de narration des autres auteurs pour savourer un roman ?

     J'aime lire mais, hélas, j'ai de moins en moins de temps à consacrer à la lecture. J'adore être pris par un livre, quel que soit son genre, happé, transporté. Si je ne me détache pas de la mécanique de narration, selon vos propres termes, c'est alors que le livre m'ennuie et que je commence à regarder dans les marges. Quand je savoure, je savoure, point, je plonge et oublie la cuisine littéraire. C'est pour moi le signe qu'un roman est réussi.

 

Vos derniers coups de cœur littéraires ? Vos derniers coups de cœur dans les autres médias ?

    Mon dernier coup de cœur littéraire : les deux livres de Jim Fergus, Mille Femmes blanches, et La fille Sauvage. Et puis aussi, Shantaram, un énorme pavé sur Bombay écrit par un Australien (pas de SF ni de fantaisie, donc... )Ah oui, je viens de relire la Ferme des Animaux, de Wells, et je me suis éclaté : magnifique description de toutes les dérives révolutionnaires. Au cinéma, il y a bien longtemps que je n'ai pas été scotché par un film (Babel, peut-être...) En revanche, deux séries télé : Deadwood et Rome, m'ont fasciné.

 

Quels sont vos projets ? Le prochain livre à sortir sera plutôt Atalante ou plutôt Diable Vauvert ?

   Je viens d'en publier un à l'Atalante, Frère Ewen, premier tome de la Fraternité du Panca. Le prochain est un livre jeunesse (10 - 15 ans) pour une collection uchronique chez Flammarion, début 2008. Et puis le tome 2 du Panca, et ensuite, un livre pour le Diable Vauvert, dans la veine contemporaine.

 

Vous avez le mot de la fin.

    Surtout n'attachez pas d'importance à tout ce que je viens de vous dire, lisez plutôt les livres. Merci en tout cas de votre attention.

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