Katherine Neville

 

Katherine Neville
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Bonjour Katherine, la première question est une sorte de rituel sur Plume Libre.  Pouvez-vous nous dire qui est Katherine Neville ?

Tous les romanciers vous diront que l'écriture est une profession très schizophrène.
La moitié du temps, vous êtes enfermé dans une pièce, assis dans une position pas naturelle pendant des heures interminables, avec devant vous un tas de feuilles ou une machine, pendant que défilent devant vos yeux des scènes dans des lieux exotiques et que vous entendez des voix dans votre tête tout en les écrivant ou en les tapant aussi vite que possible avant qu'elles ne disparaissent.
Ensuite quand tout ça est terminé (parfois avant même que les voix ne se soient totalement évanouies),  vous enfilez votre costume d'auteur et commencez une série de voyages, lectures, déjeuners littéraires, interviews et séances de dédicaces qui seraient à même de décourager Barack Obama.  
Pendant que dans un coin de votre tête, vous n'arrivez pas à vous rappeler ce que vous ressentiez lorsque vous avez écrit votre premier roman (souvent pour nous les romanciers vers l'âge de 8 ans) et que vous recherchez avec mélancolie quel pourrait être l'équivalent du parfum de Proust, ses madeleines et sa camomille, pour votre littérature.
Donc voici la vie que nous menons tous quelque soit le genre de livres que nous écrivions.  Nous nous sentons complètement en vie et nous réalisons notre vraie profession et notre potentiel uniquement quand nous sommes assis dans un petit espace sans activité extérieure en relation avec les enfants, les époux, les places d'opéra ou les animaux domestiques.   Nous sommes seulement capables d'aller au bout de ce potentiel dans le monde réel quand nous nous levons pour affronter la vraie vie : le problème esprit-cerveau.  Cependant, je dois confesser que j'aime toute cette complexité, cette diversité et par dessus tout ce paradoxe.    La vie schizophrène d'un auteur est parfaite pour moi.
La chose la plus étonnante que j'ai appris sur le fait d'être un auteur de fictions est quelque chose que je n'aurais jamais deviné avant que mon premier livre soit publié.   Maintenant elle a été prouvée plusieurs fois tout au long des 20 dernières années où mes livres ont été édités.  Uniquement ceci : je n'ai pas besoin de chercher à comprendre qui je suis à travers des heures sans fin d'auto-analyse ou de thérapie.  Mes lecteurs savent déjà qui je suis.  Ils ne pensent pas me connaître, ils savent comment je pense.
C'est une sorte d'histoire d'amour consommée au travers de la littérature.



Lire votre biographie donne l'impression que vous avez vécu plusieurs vies dans une seule : mannequin, photographe, consultante internationale informatique dans le domaine de l'énergie et de la finance, écrivain, etc... Comment gérez-vous toutes ces activités ?
J'ai toujours travaillé pour subvenir à mes besoins même pendant mes études.  Quand j'ai fini mes études il y a quelques décennies, il n'y avait pas de débouchés professionnels pour une femme sauf si vous saviez utiliser une machine à écrire.   Heureusement, il y avait une nouvelle industrie qui commençait tout juste à devenir énorme : le traitement de données. Les sociétés étaient prêtes à nous former au travail sur ordinateur et à nous payer autant que les hommes.  Et comme j'étais prête à accepter un travail n'importe où et que la durée moyenne de mes jobs étaient de quelques années,  j'ai pu vivre et expérimenté différentes cultures, même ici à aux Etats-Unis.   Ma carrière dans l'informatique  m'a finalement fait voyager à travers les Etats-Unis et partout dans le monde.
Entre deux emplois (quand j'étais licenciée), j'étais prête à faire le premier boulot qui arrivait jusqu'à ce que je trouve un nouveau poste - serveuse ou aide-serveuse dans un restaurant.  Quand je changeais de ville, je prenais mes photos de mode avec moi et signais avec l'agence de mannequin locale.  Comme ça je pouvais rencontrer de nombreuses personnes et je savais que même si je ne travaillais que quelques heures en tant que mannequin, je serais invitée comme tous les autres mannequins à de nombreux dîners et donc que je pourrais toujours manger !  Et les photographes avec qui j'ai travaillé ont été heureux de me former - comme ça j'étais éventuellement en mesure de devenir photographe commercial moi-même.



Comment êtes-vous venue à l'écriture ?
J'ai peur de ne pas connaître la réponse à cette question.  D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours écrit, écouté des histoires et raconté des histoires à d'autres personnes, avant même de savoir lire ou écrire.  J'ai écrit mon premier livre à 8 ans et j'ai étudié la littérature dans 3 universités différentes.   Pendant toutes mes études et les 20 années pendant lesquelles j'ai travaillé, j'ai écrit tous les jours.  Mais cela m'a pris beaucoup de temps pour trouver la structure dont j'avais besoin pour écrire le genre d'histoire que je savais vouloir écrire.    Cela m'a pris jusqu'à mes 40 ans pour tout rassembler et pour que mon premier livre soit publié !



« Le feu sacré » est sorti début avril en France.   Pouvez-vous nous le présenter ?
(Attention risque de spoiler sur son roman « Le Huit »).

« Le feu sacré » est la suite du « Huit » qui a été publié 20 ans plus tôt (note de traduction : aux Etats-Unis, car en France « Le Huit » est sorti en 2002). « Le huit » raconte l'histoire d'un fabuleux jeu d'échecs en or et argent paré de pierres précieuses qui a appartenu à Charlemagne.  Il est resté enseveli pendant 1000 ans, déterré pendant la Révolution Française et éparpillé aux quatre coins du monde car il contenait un dangereux pouvoir.  Le récit va des années 1790 jusqu'aux années 1970 (pendant l'embargo de l'OPEP en Afrique du Nord) et raconte la course aux pièces d'échecs par de nombreuses personnes sur 200 ans pour tenter de rassembler le jeu.   A la fin du « Huit », nous pensons savoir ce qu'il est advenu de toutes les pièces d'échecs et « qui a gagné la Partie ».  Cat Velis et ses amis, Lily, Nim et Solarin, enterrent les pièces et le monde semble sain et sauf.

Mais au début du « Feu sacré », qui se déroule 30 ans après « Le Huit », nous apprenons que l'une des pièces les plus importantes du jeu, la Reine noire, a refait surface et qu'Alexandra, la fille de Cat Velis et Alexandre Solarin (les personnages principaux du Huit) doit découvrir ce qu'est réellement le Jeu.   Elle découvre que ce en quoi elle a cru pendant toute sa vie et ce que nous, nous savions à la fin du Huit peut s'avérer différent d'un autre point de vue (voir ci-dessous).



Comment et pourquoi avez-vous décidé d'écrire la suite du « Huit », 20 ans après ?
En 1992, soit 4 ans après « Le huit »,  je savais très exactement ce que je voulais faire comme suite.  Je connaissais les personnages et l'intrigue.  Mais chaque fois que je me posais pour écrire, des évènements de la vraie vie venaient interférer.   Parmi d'autres choses, nous avons déménagé 3 ou 4 fois, nous avons changé de villes 2 fois - le mur de Berlin est tombé pendant que nous habitions en Allemagne - pleins d'événements étonnants sont arrivés et du coup j'ai publié « Un risque calculé » et « Le cercle magique » au milieu de tout ça.
Ensuite quand je me suis vraiment remise à l'écriture du Huit (plus d'1/3 du roman était terminé), un avion s'est soudainement écrasé sur le Pentagone juste en face de mon appartement à Washington D.C. sur l'autre rive de la rivière Potomac.  J'ai su à ce moment-là que je n'étais pas en train d'écrire le livre que je pensais devoir écrire.  Car vous ne pouvez pas écrire la suite d'un livre sur l'OPEP, le monde arabe, l'Islam et le Moyen-Orient, quand tout recommence comme avant, partout autour de vous.
Et cela s'est confirmé. Il s'est avéré que l'intrigue de mon livre devait tourner, non pas autour du Grand Jeu, mais sur les pièces d'échecs (un échiquier inventé par moi).  Comme nous l'avons appris vers la fin du Huit, ce jeu d'échecs qui a, par le passé, appartenu à Charlemagne et sur lequel repose le roman, a été créé en 775 après J.C. dans la nouvelle ville de Bagdad de l'époque.
J'ai donc réalisé que mon livre ne pouvait pas être écrit comme je l'avais tout d'abord imaginé en 1992 et pas plus 10 ans plus tard en 2002, car les événement qui étaient censés figurer dans mon livre ne s'étaient pas encore réalisés : nous n'avions pas encore pénétrés dans Bagdad, le lieu exact où le jeu d'échecs est apparu pour la première fois et d'où est parti le Jeu.  



Quelles sont les principales différences entre « Le Huit » et « Le feu sacré » ?
Quand j'ai imaginé « Le feu sacré », je savais que la seule manière de faire cette suite était d'avoir comme personnages principaux, d'une part les enfants des héros du 1er tome, enfants qui ne seraient au courant de rien concernant l'histoire vécue par leurs parents dans « Le huit » et d'autre part les autres personnages de ce 1er volume qui arriveraient au fil du roman et raconteraient l'histoire de leur point de vue.
C'est comme se promener dans une pièce où vous vous êtes déjà trouvé, vous vous rappelez où sont placés les meubles et où sont assises les personnes, mais vous les voyez en y pénétrant par une autre porte et vous en avez donc une vision à 360° qui vous permet de remettre en place certaines pièces du puzzle qui vous manquaient.

Nous nous retrouvons donc avec Nim assis sur le « Key Bridge » au dessus du Potomac à minuit et racontant à sa nièce Alexandra, des faits sur son enfance et sa vie, qu'il n'aurait sans doute jamais raconté à sa mère à la lumière du jour.  Et Lily Rad, qui était dans le Sahara avec Cat et qui a rencontré Solarin (le futur mari de Cat et le père de sa fille) dans le même club d'échecs, racontant les mêmes histoires, décrivant les mêmes scènes mais de son point de vue à elle et à la manière d'une championne d'échecs.  

Mais la plus grande différence est qu'en modifiant notre perspective des évènements du 1er roman, cela change également notre perception de la signification du Jeu et donc de l'échiquier en lui-même.



Quand on lit vos romans, on ne peut que remarquer la quantité de recherches que vous avez dû effectuer pour les écrire.  Comment est née cette idée de Jeu d'échecs mondial mélangeant des personnages réels et imaginaires ?
La vie s'apparente à la Recherche.  J'ai toujours été curieuse de savoir comment fonctionnent les choses et comme elles communiquent entre elles.   Mais ma principale difficulté au moment d'écrire un roman a été que je savais que j'aurais besoin d'une structure différente pour raconter le genre d'histoire que j'aurais aimé lire.
Sheherazade déploit la structure perse « l'histoire dans une histoire », cadre narratif qui entrecroise les histoires, que j'ai également utilisée depuis le début (comme Chaucer, Boccaccio et Ovide).  J'ai également utilisé un « point de vue narratif changeant » en racontant les parties historiques-modernes de deux points de vue, c'est la technique « Rashomon » qui est très utilisée dans les récits orientaux.  Mais il manquait encore quelque chose pour permettre de rassembler le tout et de ne pas donner un résultat décousu qui parte dans tous les sens.   

Ensuite, au moment où je travaillais sur un projet en Afrique du Nord dans les années 70, l'embargo de l'OPEP est tombé.  Après 30 ans de Guerre Froide, cela m'a fait penser à jeu d'échecs géant avec deux forces opposées mais où quelqu'un (le Tiers-Monde) a soudainement joué un coup inattendu.
Et sans doute parce que cela coïncidait avec le 10ème anniversaire de la révolution algérienne contre la France, cela m'a rappelé la révolution française qui de la même manière a beaucoup fait pour modifier la structure de l'Europe.

Je savais que les échecs me procureraient la structure littéraire nécessaire pour mon livre car ils permettaient de créer de grandes stratégies et des tactiques rapprochées, ainsi que de nombreux personnages principaux et secondaires qui jouent tous des rôles clés à l'instar des pions et des pièces, et tous pourraient se déployer contre la situation panoramique du Jeu en cours lui-même.



Pensez-vous que d'une certaine façon, « Le huit » ait ouvert la voie aux « romans dits ésotériques » (recherche de la vérité à travers les années) comme on en trouve partout maintenant dans les librairies ?
Il est vrai que de nombreuses revues littéraires m'ont crédité d'avoir ouvert la voie à ce genre de livres devenus soudain très populaires, comme par exemple « Le Da Vinci code ».   Mais quand « Le huit » a été publié il y a 20 ans, personne ne savait vraiment comment le cataloguer, on en a parlé comme science-fiction, romance, historique, moderne, mystère, techno-thriller...  On m'appelait la Umberto Eco, Charles Dickens, Alexandre Dumas « femme ».   
Le journal Washington Post a même surnommé « Le huit » « Les aventurières de l'Arche Perdue » !!!

Mais pour ma part, je n'ai jamais eu de doutes sur ce que j'écrivais, c'est la forme la plus ancienne de littérature : la Quête.
Nous avons Jason et sa toison d'or, Parsifal et le Saint Graal, même Ulysse ou Dorothée d'Oz, sont tout deux à la recherche de cette chose insaisissable que l'on appelle maison.  Et le récit le plus ancien répertorié nous parle du Roi sumérien Gingamesh à la recherche de l'elixir de vie.  
C'est le genre d'histoires que j'ai toujours écrit et que j'espère continuer à écrire.

Cependant,  il y a une grande différence que je voudrais souligner entre mes livres et les livres auxquels nous avons fait référence.  Dans mes romans, les femmes sont au cœur de la Quête et vivent toutes les aventures, ce sont elles qui résolvent les énigmes, sauvent les héros et récupèrent l'elixir (et les beaux garçons).   Juste comme dans la vraie vie !




Quels sont vos auteurs et/ou livres favoris ?
Je lis des livres de manière compulsive et aveugle, tous genres confondus, j'ai 6000 ou 7000 livres chez moi.  
Mes auteurs favoris sont ceux dont j'ai envie de relire leurs livres encore et encore (c'est pourquoi je me sens si heureuse quand mes lecteurs me disent la même chose).  Cela inclut de nombreux auteurs, les classiques pour moi sont Raphaël Sabatini et ses histoires de pirates, Rider Haggard, Voltaire, Alexandre Dumas, et particulièment Goethe ; mais je lis aussi pleins d'autres auteurs de Borges à Byron à Chinua Achebe à Orhan Pamuk.
Un de mes préférés, ces dernières années, est une femme qui a également aidé à remettre à l'honneur les romans de Quête et qui a réussi toute seule à faire lire des romans de 700 pages à des dizaines de millions de très jeunes lecteurs : J.K Rowling.



Merci beaucoup Katherine Neville, vous avez le dernier mot.
La quête continue.


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